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L'idéoréalisme de Saint Pol Roux

À L’USAGE DES POETES NOUVEAUX 


Comme le rayon est l’expression première de l’Azur, le grain de blé celle de la Terre, le baiser celle de l’Amour, le mot est l’expression première de l’Humanité.

 

Le Verbe, qui existe total à l’état vierge dans le domaine ordinaire des hommes, attend de vivre en totalité dans le domaine extraordinaire de la Beauté où il n’existe qu’en partialité, ce dont témoignent tant de chef-d’œuvre successifs devant lesquels s’incline notre admiration.

L’art du Verbe en est encore à sa préhistoire.


Capter l’énergie verbale et la magnifier, on a songé à tout mais à cela jamais, de même que l’homme jusqu’ici négligea de capter l’énergie solaire, s’il sut capter déjà celle des eaux.


Le Verbe on le laisse faire.

Mêmement le soleil, qui ne cesse d’en rire, non sans éclairer, chauffer, susciter récoltes et moissons, globe divin. Se voile-t-il ? S’absente-t-il ?
Nous cherchons des à-côtés pour suppléer au miracle perdu : on coupe des arbres, on creuse des mines, on en appelle à l’huile, au pétrole, à l’électricité – à l’astre jamais ! Pourquoi ?
Parce qu’il serait trop simple au préalable de cueillir ou plutôt de recueillir le Soleil lui-même, le réalisant en briquettes, ou bien le recevant en des récipients aux fins ardentes de le mettre en action aux heures de glace et de ténèbre. Le jour fameux où la science aura capté l’énergie solaire – ce doit être d’une simplicité scandaleuse – nous maudirons les illustres inventeurs de lumignons, et l’on ne manquera pas, je suppose, de prendre au plus haut réverbère quelque grand propriétaire de mines de charbon ou de puits de pétrole.


Tous rapports gardés, il en sera de même pour le Verbe vraisemblablement.


L’esclavage primitif et son lourd héritage contraignirent l’homme à la ligne unique, écrite ou parlée, sœur de la chaîne.
Or, des anneaux de cette chaîne enfin brisée, il importe de faire une infinité de bracelets et de colliers, en hommage à la Beauté. Jusqu’ici le verbe fut le privilège exclusif des chefs religieux, politiques et littéraires, l’unisson restant l’oraison canalisée des foules soumises.
Libéré des chaînes, des rostres et des cartons de bibliothèques, le Verbe nouveau deviendra la voix de chacun en tant que composante de la voix collective agrégée par les poètes attendus : liberté populaire ayant voix au chapitre du monde qui n’est lui-même qu’une voix massive dans l’ensemble énorme de l’univers.


L’homme aurait bien voulu s’émanciper plus tôt mais il ne le put que par le moyen détourné de la Musique, n’osant toucher au Verbe, privilège des élus. Le peuple dès lors se révéla par l’étrange moyen de boyaux, de peaux, de tringles, de grelots, de cuivre, de tuyaux, de caisses, et l’on ouït, grâce à ce truchement matériel, l’humanité conter ses amours, ses combats, ses misères, ses joies, ses idées sublimes et profondes.


D’ailleurs, il était toléré de chanter s’il était défendu de parler.

Cependant le verbe n’est-il pas capable d’une synthèse souveraine, se trouvant à la base, au cœur et au sommet de l’humanité nue ?


Si nous parlions en commun, et que nos rythmes divers fussent saisis et parés de lois par les poètes attentifs, le Verbe-Dieu viendrait parmi nous ; mieux encore nous serions Lui qui serait Nous : l’authentique symphonie la voilà.

Captons donc cette suprême énergie, dont chaque vivant détient un éclat, car elle attend depuis toujours.


In principio erat Verbum.


Jeunes poètes, remontez prendre le Verbe à la source originelle où désespérément il espère, et par les escaliers des siècles révolus descendez-le parmi notre temps afin de lui donner sa place légitime, la première. Pour nous l’offrir total, il nous faudra le capter à l’état vierge parmi les manifestations variées qu’en donnent les peuples sur leurs places publiques, dans leurs arènes de plaisir comme sur les champs de bataille, puis cette force éparse vous la purifierez jusqu’à la sélection du chef-d’œuvre. Ici totalité signifie le Verbe dans sa plénitude en ces jaillissements de choix que sont les poèmes, lesquels apporteront l’Ordre, enfin au milieu du millénaire désordre.


Alors que précédemment le verbe se réalisait moyennant une voix unique – autorisée, tyrannique ou déléguée – conviez la multitude à la réaliser au moyen de toutes ses voix en faisceaux, cet ensemble formant dès lors un organisme animé d’émotions nombreuses et diverses, par quoi les splendeurs simultanées du drame humain succèderont à l’égoïste homophonie de l’avare poète et du tribun tenace.


Il ne s’agit point de l’unisson, homophonie grossifiée, mais d’accents individuels parfois grandis en unissons variés se conjuguant vers un ensemble harmonieux jusqu’à l’unité. Bref, il s’agit, avec toutes ces voix même différentes de composer le Verbe total, d’en construire la somme, d’en établir la synthèse ; chaque groupe, voire chaque récitant, versant sa substance personnelle et son souffle intime à la vie générale du multiple et un poème, à la vie spirituelle et sensible de la Beauté.


Un tel art ressortit directement à l’humaine Beauté dont la Musique, si admirable soit-elle, ne saurait figurer que l’artifice.


À l’orchestre mort opposez l’orchestre vivant !

 

Poètes, vous voici, par l’œuvre nouvelle, en face d’un être entier, humble ou géant, un monstre effroyable ou souriant, auquel un innombrable souffle va permettre une physique existence composée de mots et brodée d’images. Sculpture dans l’espace des idées. Œuvre ayant l’équivalence d’une famille, d’une cité, d’une province, d’un pays, et capable de prendre aussi, par sa forme, la valeur configurative d’édifices sonores aux maints étages, de clameurs superposées. Créations parlées, dignes de signifier de graves moralités et de se mesurer avec les phénomènes de la nature, le drame humain, de par son charme ou son épouvante, se haussant à la tragédie naturelle.

 

Dans son énergie ramassée, dont chaque instrument est un homme, le Verbe ainsi compris s’affirmera l’expression incomparablement directe de l’Humanité, tous ses instruments une fois disciplinés par l’accord mental aussitôt pris au diapason des passions éternelles.

 

Récitants, nul besoin de science apprise vous aurez. L’élan spontané des éléments sera le vôtre. Ni de bois, ni de cuivre seront les instruments de votre symphonie, mais de chair : instruments immédiats. Vous suppléerez à la science par l’instinct, cette intelligence d’avant les savants. O vous qui commencez, il vous suffira d’être vous-mêmes, de vivre votre parole et de la caractériser, au gré de l’émotion, sincèrement le meilleur de votre âme blotti dans le mot prononcé. Le génie est une ingénuité dépassant les lois mécaniques et bornées. Soyez simples comme les chansons populaires. Que vos sonores fleurs s’assemblent fraternellement en vue du Bouquet synthétique auquel le geste du « dirigeant » tiendra de ruban ! Et ce premier Bouquet vous l’offrirez à l’oublié Soleil qui, depuis toujours là-haut, attend aussi, Bouquet de lumière, qu’on l’effeuille en offrandes intarissables vers les doigts violets de l’hiver et la pauvre demeure où jamais ne sourit l’étoile d’une lampe.

 

Du nord au midi, du levant au couchant, le monde apparaît une Grande Harpe dont les plaintes et les rires viennent des hommes en la main double du Destin.

 

O Jeunes gens, faites entrer le Verbe dans l’histoire !

 

SAINT-POL-ROUX

1929

in « Les Traditions de l’Avenir »

Editions Rougerie

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